JOHN RUSKIN
PAR
MARCEL PROUST

 


Enfin les études médiévales de Ruskin confirmèrent, avec sa croyance en la bonté de la foi, sa croyance en la nécessité du travail libre, joyeux et personnel, sans intervention de machinisme. Pour que vous vous en rendiez bien compte, le mieux est de transcrire ici une page très caractéristique de Ruskin. Il parle d'une petite figure de quelques centimètres, perdue au milieu de centaines de figures minuscules, au portail des Librairies, de la cathédrale de Rouen.
« Le compagnon est ennuyé et embarrassé dans sa malice, et sa main est appuyée fortement sur l'os de sa joue et la chair de la joue ridée au-dessous de l'œil par la pression. Le tout peut paraître terriblement rudimentaire, si on le compare à de délicates gravures; mais, en le considérant comme devant remplir simplement un interstice de l'extérieur d'une porte de cathédrale et comme l'une quelconque de trois cents figures analogues ou plus, il témoigne de la plus noble vitalité dans l'art de l'époque.
« Nous avons un certain travail à faire pour gagner notre pain, et il doit être fait avec ardeur; d'autre travail à faire pour notre joie, et celui-là doit être fait avec cœur; ni l'un ni l'autre ne doivent être faits à moitié ou au moyen d'expédients, mais avec volonté; et ce qui n'est pas digne de cet effort ne doit pas être fait du tout; peut-être que tout ce que nous avons à faire ici-bas n'a pas d'autre objet que d'exercer le cœur et la volonté, et est en soi-même inutile; mais en tout cas, si peu que ce soit, nous pouvons nous en dispenser si ce n'est pas digne que nous y mettions nos mains et notre cœur. Il ne sied pas à notre immortalité de recourir à des moyens qui contrastent avec son autorité, ni de souffrir qu'un instrument dont elle n'a pas besoin s'interpose entre elle et les choses qu'elle gouverne. Il y a assez de songe-creux, assez de grossièreté et de sensualité dans l'existence humaine, sans en changer en mécanisme les quelques moments brillants; et, puisque notre vie — à mettre les choses au mieux — ne doit être qu'une vapeur qui apparaît un temps puis s'évanouit, lais¬sons-la du moins apparaître comme un nuage dans la hauteur du ciel et non comme l'épaisse obscurité qui s'amasse autour du souffle de la fournaise et des révolutions de la roue. »
J'avoue qu'en relisant cette page au moment de la mort de Ruskin, je fus pris du désir de voir le petit homme dont il parle. Et j'allai à Rouen comme obéissant a une pensée testamentaire, et comme si Ruskin en mourant avait en quelque sorte confié à ses lecteurs la pauvre créature à qui il avait en parlant d'elle rendu la vie et qui venait, sans le savoir, de perdre à tout jamais celui qui avait fait autant pour elle que son premier sculpteur. Mais quand j'arrivai près de l'immense cathédrale et devant la porte où les saints se chauffaient au soleil, plus haut, des galeries où rayonnaient les rois jusqu'à ces suprêmes altitudes de pierre que je croyais inhabitées et où, ici, un ermite sculpté vivait isolé, laissant les oiseaux demeurer sur son front, tandis que, là, un cénacle d'apôtres écoutait le message d'un ange qui se posait près d'eux, repliant ses ailes, sous un vol de pigeons qui ouvraient les leurs et non loin d'un personnage qui, recevant un enfant sur le dos, tournait la tête d'un geste brusque et séculaire; quand je vis, rangés devant ses porches ou penchés aux balcons de ses tours, tous les hôtes de pierre de la cité mystique respirer le soleil ou l'ombre matinale, je compris qu'il serait impossible de trouver parmi ce peuple surhumain une figure de quelques centimètres. J'allai pourtant au portail des Librairies. Mais comment reconnaître la petite figure entre des centaines d'autres? Tout à coup, un jeune sculpteur de talent et d'avenir, Mme L. Yeatman, me dit : En voici une qui lui res¬semble. » Nous regardons un peu plus bas, et... la voici. Elle ne mesure pas dix centimètres. Elle est effritée, et pourtant c'est son regard encore, la pierre garde le trou qui relève la pupille et lui donne cette expression qui me l'a fait reconnaître. L'artiste mort depuis des siècles a laissé là, entre des milliers d'autres, cette petite personne qui meurt un peu chaque jour, et qui était morte depuis bien longtemps, perdue au milieu de la foule des autres, à jamais. Mais il l'avait mise là. Un jour, un homme pour qui il n'y a pas de mort, pour qui il n'y a pas d'infini matériel, pas d'oubli, un homme qui, jetant loin de lui ce néant qui nous opprime pour aller à des buts qui dominent sa vie, si nombreux qu'il ne pourra pas tous les atteindre alors que nous paraissions en manquer, cet homme est venu, et, dans ces vagues de pierre où chaque écume dentelée paraissait ressembler aux autres, voyant là toutes les lois de la vie, toutes les pensées de l'âme, les nommant de leur nom, il dit : « Voyez, c'est ceci, c'est cela. » Tel qu'au jour du Jugement, qui non loin de là est figuré, il fait entendre en ses paroles comme la trompette de l'archange et il dit :
Ceux qui ont vécu vivront, la matière n'est rien. » Et, en effet, telle que les morts que non loin le tympan figure réveillés à la trompette de l'archange, soulevés, ayant repris leur forme, reconnaissables, vivants, voici que la petite figure a revécu et retrouvé son regard, et le Juge a dit : « Tu as vécu, tu vivras. » Pour lui, il n'est pas un juge immortel, son corps mourra; mais qu'importe! comme s'il ne devait pas mourir il accomplit sa tâche immortelle, ne s'occupant pas de la grandeur de la chose qui occupe son temps et, n'ayant qu'une vie humaine à vivre, il passe plusieurs jours devant l'une des dix mille figures d'une église. Il l'a dessinée. Elle correspondait pour lui à ces idées qui agitaient sa cervelle, insoucieuse de la vieillesse prochaine. Il l'a dessinée, il en a parlé. Et la petite figure inoffensive et monstrueuse aura ressuscité, contre toute espérance, de cette mort qui semble plus totale que les autres, qui est la disparition au sein de l'infini du nombre et sous le nivellement des ressemblances, mais d'où le génie a tôt fait de nous tirer aussi. En la retrouvant là, on ne peut s'empêcher d'être touché. Elle semble vivre et regarder, ou plutôt avoir été prise par la mort dans son regard même, comme les Pompéiens dont le geste demeure interrompu. Et c'est une pensée du sculpteur, en effet, qui a été saisie ici dans son geste par l'immobilité de la pierre. J'ai été touché en la retrouvant là; rien ne meurt donc de ce qui a vécu, pas plus la pensée du sculpteur que la pensée de Ruskin.
En la rencontrant là, nécessaire à Ruskin qui, parmi si peu de gravures qui illustrent son livre 1, lui en a consacré une parce qu'elle était pour lui partie actuelle et durable de sa pensée, et agréable à nous parce que sa pensée nous est nécessaire, guide de la nôtre qui l'a rencontrée sur son chemin, nous nous sentions dans un état d'esprit plus rapproché de celui des artistes qui sculptèrent aux tympans le Jugement dernier et qui pensaient que l'individu, ce qu'il y a de plus particulier dans une personne, dans une intention, ne meurt pas, reste dans la mémoire de Dieu et sera ressuscité. Qui a raison du fossoyeur ou d'Hamlet quand l'un ne voit qu'un crâne là où le second se rappelle une fantaisie? La science peut dire : le fossoyeur; mais elle a compté sans Shakespeare, qui fera durer le souvenir de cette fantaisie au-delà de la poussière du crâne. A l'appel de l'ange, chaque mort se trouve être resté là, à sa place, quand nous le croyions depuis longtemps en poussière. A l'appel de Ruskin, nous voyons la plus petite figure qui encadre un minuscule quatre-feuilles ressuscitée dans sa forme, nous regardant avec le même regard qui semble ne tenir qu'en un millimètre de pierre. Sans doute, pauvre petit monstre, je n'aurais pas été assez fort, entre les milliards de pierres des villes, pour te trouver, pour dégager ta figure, pour retrouver ta personnalité, pour t'appeler, pour te faire revivre. Mais ce n’est pas que de l’infini, que le nombre, que le néant qui nous oppriment soient très forts ; c’est que ma pensée n’est pas bien forte< ; certes, tu n’avais en toi rien de vraiment beau<< ;
Ta pauvre figure, que je n'eusse jamais remarquée, n'a pas une expression bien intéressante, quoique évidemment elle ait, comme toute personne, une expression qu'aucune autre n'eut jamais. Mais, puisque tu vivais assez pour continuer à regarder de ce même regard oblique, pour que Ruskin te remarquât et, après qu'il eut dit ton nom, pour que son lecteur pût te reconnaître, vis-tu assez maintenant, es-tu assez aimé? Et l'on ne peut s'empêcher de penser à toi avec attendrissement, quoique tu n'aies pas l'air bon, mais parce que tu es une créature vivante, parce que, pendant de si longs siècles, tu es mort sans espoir de résurrection, et parce que tu es ressuscité. Et un de ces jours peut-être quelque autre ira te trouver à ton portail, regardant avec tendresse ta méchante et oblique figure ressuscitée, parce que ce qui est sorti d'une pensée peut seul fixer un jour une autre pensée, qui à son tour a fasciné la nôtre. Tu as eu raison de rester là, inregardé, t'effritant. Tu ne pouvais rien attendre de la matière où tu n'étais que du néant. Mais les petits n'ont rien à craindre, ni les morts. Car, quelquefois l'Esprit visite la terre; sur son passage les morts se lèvent, et les petites figures oubliées retrouvent le regard et fixent celui des vivants qui, pour elles, délaissent les vivants qui ne vivent pas et vont chercher de la vie seulement où l'Esprit leur en a montré, dans des pierres qui sont déjà de la poussière et qui sont encore de la pensée.
 

 

(D'après l'édition de 1980
© LES PRESSES D'AUJOURD'HUI)
Pages 246-250