Chapitre V
LA LAMPE DE VIE

 

XXII. Il est évident qu'en architecture cette mâle exécution, susceptible qu'elle est de conserver tout son effet alors que les ans détérioreraient un fini plus parfait, est toujours la plus avantageuse. Comme il est impossible, pour désirable que ce soit, que l'on donne un fini achevé au nombre considérable des ornements dans un grand édifice, on comprendra tout le prix de l'intelligence qui, de cette imperfection même, fait un nouveau moyen d'expression, et toute la valeur de la différence qui existe, quand les touches sont rudes et rares, entre celles d'un esprit négligent et celles d'un esprit soigneux. Ce n'est pas commode d'en conserver le caractère dans une simple esquisse : cependant le lecteur trouvera dans la planche XIV un ou deux dessins explicatifs, d'après des bas-reliefs au Nord de la cathédrale de Rouen. Il y a trois piédestaux carrés sous les trois niches principales sur chacun de ses côtés et un au centre : chacun d'eux est sur deux de ses côtés décoré de cinq panneaux formés d'un quatre-feuilles. Nous avons ainsi soixante-dix quatre-feuilles dans la décoration inférieure de la porte seule, sans compter ceux de l'assise extérieure et des piédestaux en dehors. Chaque quatre-feuilles est orné d'un bas-relief, l'ensemble étant à peu près de la hauteur d'un homme. Un architecte moderne aurait, bien entendu, fait égaux les cinq quatre-feuilles de chacun des côtés des piédestaux. Il n'en allait pas ainsi au moyen âge. La forme générale paraît être celle d'un quatre-feuilles composé de demi-cercles disposés sur les côtés d'un carré, mais on découvrira après examen qu'aucun des arcs n'est un demi-cercle et qu'aucune des figures basiques n'est un carré. Ces dernières sont des rhomboïdes, dont les angles aigus ou obtus sont en dessus, selon que leur dimension est plus grande ou plus petite. Les arcs sur les côtés glissent tant bien que mal dans les angles du parallélogramme d'encadrement laissant à chacun des quatre angles un intervalle de forme différente, rempli chacun par un animal. La grandeur de chaque panneau est donc variable : les deux du bas sont hauts, les deux suivants courts, et le plus élevé est plus haut que ceux du bas. Dans la série des bas-reliefs qui entourent la porte, si nous désignons l'un ou l'autre des deux du bas (qui sont égaux) par a, l'un ou l'autre des deux suivants par b, le cinquième et le sixième par c et par d, nous obtenons d (le plus grand) : c : c : a : : a : b. La façon dont la grâce de l'ensemble dépend de ces variations est merveilleuse.

XXIII. Chacun des angles est, comme je l'ai dit, rempli par un animal. Il y a donc 70 x 4 = 280 animaux, tous différents, rien que pour le remplissage des intervalles des bas-reliefs. Je donne trois de ces intervalles avec leurs bêtes dans la planche XIV.
Je ne parlerai pas de leur dessin général, ni de la ligne de leurs ailes et de leurs écailles, qui ne sont guère, sauf en ce qui concerne le dragon central, au-dessus de la banalité courante d'un bon travail ornemental; mais il y a dans leurs traits une preuve de réflexion et de fantaisie, qui n'est pas commune, du moins de nos jours. L'animal en haut à gauche ronge quelque chose dont la forme est à peine visible dans la pierre dégradée — mais il est bien en train de ronger : le lecteur ne pourra pas ne pas retrouver dans son œil si particulier cette expression qu'on ne voit jamais, je crois, que dans l'œil d'un chien rongeant quelque objet en jouant et qui se dispose à l'emporter dans sa course folle. On sentira la signification de ce regard, autant que la peut fixer une simple entaille du ciseau en la comparant à l'œil de la figure couchée sur la droite, d'humeur sombre et courroucée. Le dessin de la tête et le mouvement du bonnet sur le front sont beaux, mais il y a au-dessus de la main une touche particulièrement heureuse : notre gaillard est vexé et contrarié dans quelque rancune; la main comprime fortement la pommette et la chair de la joue est sous cette pression plissée en dessous de l'œil. L'ensemble, sans doute, paraît misérablement grossier, étant données les dimensions, quand on le compare à de délicates gravures; mais quand on songe que ce n'est là que le simple remplissage d'un interstice en dehors d'un portail de cathédrale et que c'en est un sur trois cents (car dans mon calcul je n'ai pas compris les piédestaux extérieurs) cela témoigne dans l'art de l'époque d'une vitalité des plus nobles.
 
 

(D'après l'édition de 1980
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